Vous, moi, nous sommes chacun à
notre poste. Nous veillons.
En chacun de nous veille l’enfant
à la langue tue.
Je sais. Nos cartes d’identité disent
nos âges. Sourions. Ce qui est au fond
de nous ne sera jamais filmé.
Notre âge est sans limite. Et personne
ne peut dater l’origine de mes larmes.
Nous sommes libres d’éprouver
dans le même élan le soupir de l’enfant
et celui du vieillard.
Nous respirons.
C’est notre souffle qui est le temps.
[...]
Il y a mon cœur qui soudain soupire
large parce que la mer monte et
commence à recouvrir les bancs de
sable.
Je marche. Il y a l’odeur, le vent qui
a soufflé.
Dans ma tête, sous ma peau, les
mots. Je parle tout bas en ramassant
des cailloux. Je remplis mes poches.
Je suis sur terre, je fais partie.
J’ai tant de mal à accepter.
C’est avec les mots que j’ai ramassés
sous ma langue que je suis devenue
cette femme aujourd’hui qui peut dire
sa colère, son amour.
*
J’ai entendu la musique de mon père.
J’ai entendu la musique de ma mère.
C’étaient musiques étrangères l’une
à l’autre. Ils se mêlent à moi. C’est
cela être la fille de. Je suis leur fille.
Je marche.
Exilés tous les deux. Et juchés sur
les mots, cherchant petite place où
vivre. J’avance.
J’habite mieux le vent que les
maisons.
*
J’ai appris à habiter le souffle qui
sortait de ma bouche.
Cela s’appelle habiter une langue.
C’est mon asile sûr. Celui où je me sens
vêtue.
J’entre dans un mot comme au creux
d’une grotte creusée par d’autres, où
je peux vivre, moi aussi.
C’est cela une langue maternelle.
C’est une maison qui accueille. Vous
pouvez nicher tranquille. Et c’est
immense.
Ça n’a pas de frontière.
Il suffit d’apprendre. Comprenez.
Apprendre peut-être une merveille.
La langue ne vous demandera
jamais votre carte d’identité. Elle est
là, disponible, dans la bouche de ceux
qui vous parlent. Et chacun de nous
peut.
*
J’ai vu de vieilles femmes admiratives
des mots qu’elles ne roulaient pas sous
leurs palais, habituées à d’autres sons.
Intimidées. Puis avec un petit rire, la
main légèrement posée sur les lèvres.
S’essayant à la nouveauté de la langue
inconnue.
C’est naissance.
C’est joie.
C’est grande joie.
Les sons passent d’une bouche à
une autre bouche.
On sourit. On rit. On se trompe. On
est heureux. On recommence.
Celui qui sait trouver asile dans une
Langue a trouvé un pays où être chez
soi. Il en est l’habitant. Personne ne vous
expulsera jamais d’une langue.
C’est comme ça.
Et aucune loi n’y fera rien.
J’en suis convaincue et heureuse.
La liberté est là. Personne n’en tient
de fichier.
*
Quand j’écris je participe. C’est ma
façon.
S’il suffit qu’un homme soit libre pour
que tous le soient, alors je m’efforce,
puisque je veux le partage, à la liberté
avec moi-même. D’abord je m’y dois.
Écrire requiert ma liberté d’être
humain et la fonde.
[ ... ]
Celui qui écrit accepte de refaire
alliance avec son silence intime. Il va.
Jusqu’où ? Pour revenir avec ce qu’il
a puisé, arraché parfois.
Cendre et roc.
Sable, sable, et grains de sable.
Il y a des mots incrustés dans
L’obscur de la chair. Les mettre à jour,
c’est bec et ongles. Et tout le travail
pour lécher la boue, polir l’ombre
jusqu’à ce qu’elle reflète. Un peu.
J’ai choisi.
Jeanne BENAMEUR, Comme on respire,
Editions Thierry Magnier,2011, p.12,20-24,30.